Une grande partie de ce que nous qualifions de collaboration s'effectue sur des sites web où tournent généralement des logiciels de services. C'est particulièrement vrai dans le cas d'une collaboration entre des utilisateurs nombreux et dispersés. Une aide directe à la collaboration, et plus généralement à une interaction sociale, est tout simplement plus facile dans un contexte centralisé. Il est possible d'imaginer une version décentralisée de Wikipédia ou de Facebook, mais il est très difficile de mettre en place de tels services ayant une commodité d'utilisation satisfaisante, ainsi que des fonctionnalités et une robustesse susceptibles de rivaliser avec les sites web centralisés.
Pourquoi est-ce important ? Faire en sorte qu'il soit relativement facile pour des gens de travailler ensemble de la manière précise proposée par le propriétaire d'un site web, voilà une vision plutôt limitée de ce que le Web et les réseaux numériques permettent de faire. De même que donner aux gens juste de quoi faire tourner des programmes sur leurs ordinateurs de la manière prévue par les auteurs de ces programmes constitue une vision appauvrie de l'informatique personnelle.
Les logiciels libres permettent aux utilisateurs de contrôler ce que fait leur ordinateur, et d'aider d'autres utilisateurs en conservant la possibilité d'exécuter, de modifier et de partager les logiciels pour n'importe quel usage. Peu importe que l'intérêt de cette autonomie soit d'ordre principalement éthique, comme le clament souvent les partisans du terme « logiciel libre », ou principalement d'ordre pratique, comme le clament souvent les partisans du terme « open source » : toute menace envers ces libertés doit inquiéter profondément les gens qui s'intéressent au devenir de la collaboration, l'essentiel étant de savoir quelles collaborations sont possibles et qui contrôle ces collaborations et en récolte les fruits. Kragen Sitaker délimite le problème en dressant la liste des menaces à l'égard des libertés :
« Les sites web et les matériels spécialisés […] ne me donnent pas les mêmes libertés que les ordinateurs généralistes. Si la tendance à toujours plus d'expertise se poursuit, une partie grandissante de mon activité informatique d'aujourd'hui sera effectuée par des machins spécialisés et des serveurs distants.Que signifie la liberté du logiciel dans un tel environnement ? Assurément, ce n'est pas scandaleux de faire tourner un site web sans offrir la possibilité de télécharger mes logiciels et mes bases de données (même si c'était le cas, le téléchargement pourrait être impraticable pour la plupart des gens. Le serveur des brevets d'IBM s'appuie sur une base de données de plusieurs téraoctets). Je crois que les logiciels — les logiciels open source, en particulier — sont en mesure de donner aux individus, de manière significative, un meilleur contrôle sur leur propre vie, car ils se fondent sur des idées et non sur des gens, des lieux ou des objets. La mode des appareils spécialisés et des serveurs distants pourrait aller à l'encontre de cela ».
- Kragen Sitaker, "people, places, things, and ideas"1
Quelles sont les perspectives et les stratégies qui permettent de conserver les avantages du logiciel libre à une époque où la collaboration se fait à travers des services logiciels ? Une stratégie qui a été défendue dans le texte « The equivalent of free software for online services » rédigé par Kragen Sitaker2 , est que les services centralisés doivent être remis en œuvre sous la forme de services de pair-à-pair qui peuvent fonctionner sur des ordinateurs en tant que logiciels libres sous le contrôle de l’utilisateur. C'est une stratégie extrêmement intéressante, mais pensée à très long terme, car c'est un défi à la fois du point de vue technologique et du point de vue social.
S'abstenir d'utiliser des services logiciels peut être une stratégie naïve et perdante sur le court terme comme sur le long terme. Nous pouvons plutôt œuvrer à la décentralisation tout en essayant de concevoir des services qui respectent l'indépendance de l'utilisateur :
Visiter des endroits que je ne contrôle pas — des restaurants, des musées, des boutiques, des parcs publics — enrichit ma vie considérablement. Une définition de « liberté » avec laquelle je ne pourrais pas quitter ma propre maison, car c'est le seul espace que je contrôle de manière absolue, ne me semblerait pas relever d'une grande émancipation. En même temps, il y a des endroits dans lesquels je n'aimerais pas me rendre, ma liberté et mon bien être-physique ne seraient pas respectés ni protégés là-bas.
De même, je pense que l'utilisation de services web enrichit ma vie numérique et la rend plus agréable. Je peux faire plus de choses et être plus efficace en prenant appui sur mon logiciel pour joindre les ordinateurs d'autres personnes, plutôt que de me restreindre à ma machine. Je ne contrôle peut-être pas votre serveur de messagerie, mais j'aime vous envoyer des courriers électroniques, et je pense que cela nous améliore la vie.
Et je pense que, de même que nous pouvons définir un seuil d'autonomie personnelle auquel nous pouvons nous attendre dans des lieux qui appartiennent à d'autres gens ou d'autres groupes, nous devrions pouvoir définir un seuil d'autonomie que nous sommes en droit d'attendre lorsque nous utilisons des logiciels sur les ordinateurs d'autres gens. Pourrions-nous faire en sorte qu'utiliser un service réseau devienne comme une visite chez des amis, et non un emprisonnement ?
Nous avons élaboré un équilibre entre l'argument absolu « n'utilisez pas l'ordinateur d'autres personnes », et l'argument « parfois ça peut être acceptable » proposé à Franklin Street [par Mako Hill, B. Kuhn et M. Linksvayer, voir le chapitre « les services en réseau connectent les gens » -- NdT]. L'avenir nous dira si nous pouvons développer une culture, autour des services en réseau libres, qui soit respectueuse de l'autonomie des utilisateurs, de façon à ce que nous puissions utiliser les ordinateurs des autres avec une certaine confiance. »
- Evan Prodromou, « RMS on Cloud Computing: "Stupidity" »3
La déclaration de Franklin Street sur la liberté et les services réseaux est la première tentative d'énumérer les mesures que peuvent prendre les utilisateurs, les fournisseurs de service (les « autres gens » dans ce qui suit), et les développeurs, pour perpétuer les bénéfices du logiciel libre à l'ère des services logiciels :
La génération actuelle de services en réseaux ou de services logiciels peut présenter des avantages par rapport aux logiciels traditionnels installés localement : en termes de facilité de déploiement, de collaboration, et d'agrégation de données. Beaucoup d'utilisateurs ont commencé à se reposer sur de tels services et à les préférer à des logiciels fournis par eux-même ou par leurs entreprises. Cette migration vers plus de centralisation est lourde d'effets sur la liberté des logiciels et l'autonomie des utilisateurs.
Le 16 mars 2008, un groupe de travail s'est réuni à la Free Software Foundation pour discuter des problèmes de liberté des utilisateurs au moment de l’avènement des services en ligne. Nous avons examiné un certain nombre de problèmes, notamment les effets de ces services sur la liberté de l'utilisateur, et de quelles façons ceux qui implémentent de tels services peuvent aider les utilisateurs ou leur porter atteinte. Nous pensons que cette conversation va se poursuivre, probablement pendant plusieurs années. Notre espoir est que les communautés de logiciels libres ou open-source se montreront réceptives et adopteront ces valeurs dans leur propre réflexion sur la liberté des utilisateurs et les services en réseaux. Nous espérons travailler avec diverses structures, dont la FSF, pour fournir une direction morale et technique concernant ce problème.
Nous voyons dans les services en réseaux qui sont des logiciels libres et partagent des données libres un bon point de départ pour garantir la liberté des utilisateurs. Bien que nous n'ayons pas encore défini formellement ce qui pourrait constituer un « service libre », nous avons tout de même des suggestions que les développeurs, fournisseurs de services et utilisateurs devraient prendre en compte, selon la déclaration de Franklin Street :
Les développeurs de logiciels de services en réseau sont invités à :
Les fournisseurs de services sont invités à :
Les utilisateurs sont invités à :
-Franklin Street Statement sur la liberté et les services en réseau4
Pour ambitieuse qu'elle soit, la déclaration de Franklin Street doit aborder d'autres questions à résoudre pour atteindre une autonomie idéale, y compris celui de la portabilité des identifiants : « Une définition de logiciel libre pour la décennie à venir devrait se concentrer sur l'autonomie générale de l'utilisateur : sa capacité à, non seulement utiliser et modifier un logiciel en particulier, mais aussi à transporter ses données et son identité en passant à des logiciels nouveaux ou modifiés. Une telle définition devrait inclure quelque chose comme les principes de base suivants :
-Luis Villa, « Voting With Your Feet and Other Freedoms »5
Heureusement, il se trouve que le plus ancien, et le plus omniprésent (jusqu'à il y a peu) service en ligne, l'email, permet l'utilisation d'identifiants portables. (Sans compter que l'email est le plus petit dénominateur commun pour une forme importante de collaboration : envoyer et recevoir des documents.) Les utilisateurs d'un service centralisé tel que Gmail peuvent conserver une certaine autonomie s'ils utilisent une adresse email d'un domaine qu'ils contrôlent et se contentent d'orienter la distribution du courrier vers le service — bien que la plupart des utilisateurs, bien sûr, se contentent d'utiliser le domaine centralisé de leur fournisseur de service.
Il pourrait être moins onéreux, et techniquement plus facile, de rendre les adresses email portables à une large échelle. Par exemple, l'association à but non lucratif et démocratique The Internet Users Forever IKI a contribué à concrétiser cette possibilité en Finlande. Depuis 1995, plus de 24000 personnes ont payé la cotisation unique et reçu une adresse en @iki.fi qu'elles peuvent orienter vers le fournisseur de leur choix. La cotisation accumule des intérêts, qui sont ensuite utilisés pour le service de distribution.6 Il convient de noter que le protocole de messagerie instantanée moderne et largement répandu (sinon omniprésent) XMPP, de même que le tout nouveau et encore peu utilisé Wave, sont construits sur une architecture similaire à l'email, bien qu'il semble encore plus rare dans ce cas d'utiliser des domaines non fournis par un prestataire de service ; dans le cas de Wave, Google est aujourd'hui le seul fournisseur de service.
Il est peut-être intéressant d'évaluer les services logiciels en fonction de leur respect de l'autonomie des utilisateurs d'une part, et des communautés d'autre part. Cette dernière peut faire des requêtes explicites pour les conditions de collaborations (c'est-à-dire l'échange de données non-privées), et de gouvernance : Dans les cas où l'on accepte une application web centralisée, devrait-on exiger que cette application soit d'une certaine manière formellement ouverte ? Quelques critères possibles :
-Mike Linksvayer, "Constitutionally open services"7
Les services logiciels se développent rapidement et font l'objet d'un phénomène de mode, souvent désigné sous le slogan « l'informatique dans les nuages » (ou Cloud Computing). Cependant certaines façons d'encourager l'autonomie peuvent sembler ennuyeuses : par exemple faciliter la possibilité d'installer ses propres services (éventuellement légèrement modifiés) sur son propre ordinateur de façon sécurisée. Tout développement en ce sens aide les utilisateurs traditionnels du logiciel libre, et rend l'idée de se servir de son propre ordinateur (que ce soit un « serveur personnel » ou une machine virtuelle dont on a le contrôle) plus séduisante.
L'une des modes les plus prometteuses, relativement répandue, est peut-être le déploiement par de simples utilisateurs, d'applications web libres telles que WordPress ou MediaWiki. StatusNet, le microblog libre, tente de reproduire ce succès d'estime. StatusNet comprend aussi un support technique pour une certaine forme de décentralisation (l'abonnement à distance), et une obligation légale pour les fournisseurs de service de publier leurs modifications sous la licence libre AGPL.
Ce chapitre ne fait qu'effleurer les problèmes techniques et sociaux que suscite la convergence de notre usage de l'informatique, en particulier quand il s'agit de collaboration, vers des serveurs contrôlés par les « autres gens », particulièrement lorsque ces autres gens sont un petit nombre de grandes entreprises de services. Il importe de ne pas sous-estimer les défis que représente la mise en place d'alternatives respectant l'autonomie.
L'un de ces défis n'est technique qu'indirectement : la décentralisation peut rendre plus difficile la formation de communautés. Dans la mesure où la forme de collaboration que nous recherchons repose sur une communauté, cela ne facilite pas les choses. Cependant une communauté très facilement assemblée mais peu authentique et entièrement sous contrôle ne produirait pas le genre de collaboration qui nous intéresse.
Nous ne devrions pas limiter notre imagination à la collaboration telle que la facilitent Facebook, Flickr, Google Docs, Twitter ou toute la clique des services "Web 2.0". Ils sont certes impressionnants, mais après tout AOL l'était aussi il y a deux décennies. Nous ne devrions pas nous résoudre à un avenir où la collaboration se ferait par l'intermédiaire de géants centralisateurs, pas plus aujourd'hui que nous n'aurions dû accepter par le passé, avec le recul, si joyeusement des services d'informations dominés par AOL et compagnie.
Wikipédia est élevée en modèle d'une collaboration exemplaire et représente tout autant un bon exemple un service libre : le code aussi bien que le contenu du service sont accessibles sous des conditions libres. C'est également un immense exemple de gouvernance par la communauté à bien des égards. Et c'est sans contestation un succès foudroyant, toutes catégories : considérablement plus grand et plus utile à tout point de vue qu'aucune autre encyclopédie par le passé. D'autres logiciels et services permettant une collaboration autonome ne devraient pas viser plus bas : il ne s'agit pas simplement de remplacer une ancienne catégorie, mais de l'exploser.
Cependant, l'histoire ne se termine pas avec Wikipedia (et son logiciel MediaWiki). Utiliser seulement MediaWiki pour un nouveau projet, bien que ce soit approprié dans de nombreux cas, n'est pas la poudre magique qui permettra la collaboration. Le potentiel collaboratif a besoin d'être construit dans différents types de logiciels et de services. Suivre l'exemple de Wikipedia dans l'autonomie est une bonne idée, mais de nombreuses expériences doivent être encouragées dans d'autres directions. Un exemple pourrait être le logiciel de collaboration tout jeune et relativement spécialisé qui a été utilisé pour l'écriture de ce livre : Booki.
Les services logiciels ont rendu l'« installation » de nouveaux logiciels aussi simple que de visiter une page web, les fonctionnalités sociales sont à la portée d'un clic, et ont un seuil d'adoption très bas pour la collaboration de masse. Il menacent également l'autonomie au niveau individuel et communautaire. Bien que les défis soient intimidants, les surmonter reviendrait à concrétiser une « domination du monde » pour la liberté dans les plus importants moyens de production − la collaboration assistée par ordinateur − ce que le mouvement du logiciel libre n'est pas parvenu à réaliser à l'ère des logiciels de bureautique.
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