On peut se poser bien des questions quand on regarde l'usage courant du Web1 et l'énorme popularité de Google et des réseaux sociaux tels que Facebook. Ces questions portent sur des paramètres culturels qui n'ont pas encore été examinés dans cet ouvrage mais qui sont importants pour comprendre une telle révolution. Les environnements numériques tels que Google Maps ou les « jardins fermés » de Facebook modifient radicalement la façon dont nous sommes reliés aux autres, à nous-mêmes et au monde entier. Si l'on considère la rapidité foudroyante avec laquelle ils ont été adoptés, on pourrait imaginer qu'il existe en fait différents niveaux de représentation du monde et de nous-mêmes. Quelles sortes de processus sont en œuvre aux niveaux personnel et collectif ? Ce chapitre d'épilogue s'efforce d'établir la cartographie de ce qu'on devrait prendre en considération en termes de dimensions culturelles associées au Web ouvert (ou non ?).
Internet est un réseau contrôlé par des protocoles. Alexander Galloway parle des protocoles qui prennent en charge les technologies d'Internet. Selon lui, les protocoles exercent une forme de contrôle strict sur les réseaux : au sein d'Internet, impossible d'échapper aux protocoles, car ce sont eux qui permettent aux ordinateurs de communiquer et diffuser l'information, via TCP/IP et les DNS. Il considère les protocoles comme une technologie d'inclusion, et à ce titre les changements et la résistance à l'intérieur du World Wide Web doivent s'opérer dans une « protocologique »2 .
Même si les protocoles d'Internet permettent une décentralisation (que l'on peut représenter sous la forme d'un réseau décentralisé), ils recouvrent des formes de contrôle invisible, parcourant de façon répétée des séries de nœuds différents, ce qui donne une impression de liberté — mais il s'agit au mieux d'une liberté adaptée, dans le pire des cas d'une sorte de prison.
Même au sein de cette sphère limitée nous perdons ou abandonnons nos libertés — de plus en plus de gens renoncent à leur liberté par commodité personnelle. Le Web 2.0, tel qu'incarné par Facebook et Twitter, présente certains points communs avec une boutique de centre commercial : elle est promue comme un moyen pour les gens de se rencontrer, ou de rester en contact avec ses amis, ou encore d'informer tout le monde de vos activités. C'est une galerie sociale où le produit à vendre est votre personnalité.
Le modèle du réseau est le circuit optimal de contrôle à l'œuvre dans la civilisation contemporaine.
Célébrés parfois comme une sorte d'utopie, les réseaux fonctionnent comme une forme moderne de prison. Internet est une grille contraignante basée sur des formes de contrôle décentralisé. Fondé sur l'idée d'un progrès obligatoire, le réseau a évolué dans une perspective de système de contrôle panoptique, mû par l'optimisation des communications à distance.
Lewis Mumford dans Le mythe de la machine, décrit la civilisation égyptienne, et démontre que l'écriture a constitué la première forme de programmation à distance, permettant aux dirigeants de transmettre, à distance, des commandes précises aux esclaves travaillant à l'édification des Pyramides. Dans la mesure où Internet repose sur du texte, on pourrait dire que par sa nature écrite il a développé de nouvelles formes d'instructions à exécuter sous forme de comportement humain et social. Internet masque ces processus de commandement sous une structure décentralisée invisible, après quoi ceux-ci viennent modifier nos comportements. Vous ne pouvez interagir avec vos Amis dans votre compte Facebook que selon des programmes spécifiques, et ces échanges dissimulent une sphère croissante de collecte d'informations de votre profil par des entreprises (mais Facebook vous a-t-il demandé votre avis ?)
Facebook est un bon exemple de Web soi-disant ouvert qui repose sur des relations fragiles, dans lesquelles la sociabilité (« les communautés » « Vos groupes ») est fondée sur des connexions horizontales ténues ou superficielles, dans lesquelles une terminologie horizontale est utilisée, mais pas respectée. Les sites de réseaux sociaux propriétaires peuvent utiliser la rhétorique de l'horizontalité, mais c'est d'une manière faible et superficielle puisque elles est toujours soumise aux lois de l'hôte qui sont en fin de compte contingentes, et jamais aussi décentralisées ni ouvertes qu'on le clame.
Les réseaux sociaux sont aseptisés, ils ne contiennent rien du sordide contact des corps entre eux, ils travaillent dans des univers séparés, sains et sous contrôle, et leur objectif est de rendre commodes les liens amicaux, pour monétiser nos relations affectives au profit d'entreprises.
Les profils sur les réseaux sociaux donnent l'exemple d'une nouvelle forme de discipline. Manuel Castells en parle en ces termes3 : « dans un monde de flux globaux de richesses, d'énergie et d'images, la quête d'identité, collective ou individuelle, devient la source principale de sens. Ce n'est pas une nouvelle mode... Cependant l'identité devient la principale et quelquefois la seule source de sens dans une période historique marquée par une déstructuration largement répandue des organisations, la dé-légitimisation des institutions, le déclin progressif des grands mouvements sociaux ». La quête d'identité sous sa forme la plus extrême comme la création et le partage d'informations de profil modifie notre contact avec autrui.
On m'a dit bien des fois : « si tu n'es pas sur Facebook, tu cesseras d'exister ». Il se trouve cependant que même sans avoir de compte Facebook, ma présence virtuelle est maintenue en activité par les comptes de mes amis, leurs photos, leurs statuts. Par exemple, mon ex-petit ami a changé son statut de « fiancé » à « célibataire » quatre mois avant qu'on se sépare vraiment. N'ayant pas de compte Facebook, je ne pouvais pas le savoir ; mais tous ses amis Facebook le savaient et certains me demandaient comment j'allais par rapport à la situation. Quelle situation ? — Puisque je n'avais aucune notification de ce changement de statut ». Ou encore cet homme qui m'a abordé dans un club à Lima : il m'avait vue danser, est venu me tendre un morceau de papier puis est parti sans un mot. Sur le papier il y avait son adresse mail et les mots « Ajoutez moi ». Ces exemples montrent combien les réseaux sociaux recréent un monde à part qui s'impose en quelque sorte sur le monde réel. On pourrait peut-être même parler des relations humaines produites par le réseau comme d'une reproduction des relations de pouvoir vertical dans la vie réelle.
Les réseaux sociaux sont une forme de production. Selon Maurizzio Lazzarato4 le style de vie devient une forme de production capitaliste qui fait des consommateurs de véritables ouvriers du mode de vie, dont la tâche est de créer les conditions adéquates pour que les produits se vendent. La possibilité de construire son propre profil donne une impression de liberté, de pouvoir choisir qui l'on est ou comment l'on souhaite se présenter aux yeux d'autrui, mais cache une profonde fragmentation des relations humaines, ou de notre rapport personnel à notre corps et au monde. Ces réseaux, par exemple une communauté Facebook, fabriquent un environnement idéologique où l'on façonne sa subjectivité pour finalement faire du profit, grâce au profilage et au traitement des données.
Sur Facebook, la nécessité d'exhiber son visage, une simple partie de votre corps, la partie supérieure où se trouvent les yeux, une portion dominée par la dimension visuelle, a pris le pas sur d'autres parties du corps, qui n'est montré que par fragments ici ou là.
En tant qu'« enclosure » ou pré carré, le centre commercial qu'est ce réseau social plébiscité, menace non seulement une culture de liberté et d'ouverture, mais également la structure du Web. Tim Berners-Lee nous en avertit5 : des sites de réseau social qui ne permettent pas à leurs usagers de récupérer les informations qu'ils y déposent pourraient « briser le Web en un archipel de fragments ». « Si le Web est devenu un outil puissant et omniprésent, c'est parce qu'il a été construit sur des principes égalitaires », ajoute-t-il. « Le Web tel que nous le connaissons affronte cependant des menaces diverses. Certains de ses habitants les plus triomphants ont commencé à éroder ses principes fondamentaux ».
Dès son apparition, Internet a été fermé. Si nous devions chercher ses origines, l'une d'entre elles trouverait ses prémices dans la théorie des graphes au XVIIIe siècle, définie par le mathématicien Euler. Un « graphe », d'après cette définition, est « une paire d'ensembles [...] de points et un ensemble de segments figurant les liens entre ces points. »6
Un cas d'école est le modèle des réseaux d'échelle libre — “Barabási et ses collaborateurs ont inventé le terme anglais "scale-free network" pour décrire une catégorie de réseaux dont la distribution suit une loi de puissance [...] Cette indépendance d'échelle est remarquable en ce qu'elle peut s'observer empiriquement pour beaucoup de réseaux, notamment le World Wide Web, Internet, des réseaux universitaires et certains réseaux sociaux."7
On peut généralement considérer que les graphes sont avant tout des points, et que tous les réseaux dans la vie réelle sont de dimensions finies. En tant que systèmes de coordonnées finis, les réseaux contiennent intrinsèquement des moyens de contrôle idéologique.
Une autre origine historique d'Internet est le réseau de l'Agence de Projets de Recherche Avancés (Arpanet), donc l'orientation militaire était fondée sur une logique de survie. Ce réseau de réseaux fut mis en place afin que des informations puissent survivre en cas de guerre nucléaire mondiale. « Arpanet a été le premier réseau d'échange de paquets au monde, et le cœur d'un ensemble de réseaux qui composa en définitive l'Internet mondial. Ce réseau fut créé par un petit groupe de recherche à l'Institut de Technologie du Massachusetts et l'Agence de Projets de Recherche Avancés de la Défense (DARPA) du ministère de la Défense des États-Unis »8 .
La « carte » du réseau Arpanet
Nous pourrions prendre pour analogie le modèle d'une toile d'araignée dans les représentations chamaniques des tribus indigènes péruviennes du Shipibo-Conibo. Dans leurs dessins, ils décrivent visuellement une toile formée par l'appariement des voies de communication de toutes les formes de vie existantes, animées ou inanimées9 . Ils dessinent ces réseaux sous l'influence de substances végétales psycho-actives hallucinogènes, et les décrivent comme des chemins qui relient toutes choses à toutes choses. Ils voient même des réseaux dans les textes écrits, tels que les livres. Ils ne se concentrent pas sur les nœuds mais sur les liens, les relations infinies entre objets. La réalité est ensuite tissée dans le flux d'énergie de cette toile infinie.
« Si nous voyons ces représentations comme des abstractions visuelles, les Shipibo-Conibo y perçoivent des matrices de perception pluri-sensorielle, en ce que ces dessins géométriques sont en même temps des partitions musicales et des formules de parfums. Ils ne s'adressent pas seulement à l'œil, mais trouvent un écho dans chacun de nos sens ».10
En établissant ce contraste entre les modèles de réseaux à l'occidentale tels qu'Internet, et cette expérience aborigène pluri-sensorielle d'une toile infinie de relations, nous cherchons à montrer la différence de mouvement entre ces deux modèles que sont la Toile et les Réseaux, ces derniers pouvant être vus comme des répétitions de relations finies et nettement délimitées, au contraire d'une toile (Web) de connaissance, de liberté jaillissant de toutes les histoires que l'on peut inventer par intoxication — l'intoxication et l'infection étant des notions liées à la nature de l'écrit, des mots et du texte (comme le dit Burroughs, les mots sont un virus)11 .
Il existe une liberté, contenue dans les chaînes de texte que l'on partage sur le Web. Le contenu est comme un filigrane tissé dans le texte, une couche ténue qui est à même de résonner et de dépasser les barrières.
Les standards ouverts perpétuent l'histoire des développements techniques. Ce mouvement culturel qui résiste à la privatisation, ce désir de dépasser les limites imposées par quelques élites sur le savoir. Le Web ouvert existe, même s'il n'est qu'une couche par-dessus des entités plus ou moins fermées, et il peut améliorer notre façon de vivre au quotidien, notre travail, notre connaissance et nos relations. Au regard de ce potentiel, pourquoi voudriez-vous réclamer le droit d'être en prison ?
On peut voire qu'il y a en jeu, au moins, deux modèles. L'un est fini et fermé : c'est l'infrastructure d'Internet fondée sur des protocoles. L'autre est ouvert : c'est le Web, fondé sur des standards ouverts qui sont nés du désir irrépressible d'ouvrir la voie aux gens et aux communautés pour accéder à l'information et la connaissance. Ces deux modèles se juxtaposent : certaines portes sont ouvertes, d'autres fermées. L'envie de pouvoir être vu sur Google Maps, une porte qui s'ouvre, entre en collision avec la façon dont les entreprises recueillent des informations géolocalisées, et cette porte-là se ferme derrière vous. Google Maps est un exemple de la puissance et de la virtuosité de ce système de contrôle.
Une menace rampante pour la liberté et l'ouverture de nos jours est l'usage des appareils mobiles pour accéder à Internet. Les appareils mobiles sont, bien sûr, une bonne chose, mais ils donnent une occasion de plus aux acteurs commerciaux de se créer des rentes, en introduisant par exemple des standards propriétaires dans la façon dont ils rendent des sites « mobiles » en les adaptant aux écrans réduits. Tout le monde pourrait en souffrir, mais tout particulièrement les pays en développement qui se connectent aujourd'hui pour la première fois, et dont la découverte d'Internet se fera probablement par des téléphones mobiles. La Jamaïque est un exemple frappant de ce bond technologique : les gens y accèdent davantage au Web par des mobiles que par des ordinateurs portables ou de bureau. En Chine les utilisateurs de smartphones se comptent en millions, non seulement parmi les riches mais aussi chez les étudiants qui économisent des mois durant pour se procurer un téléphone qui leur ouvre l'accès à Internet.
En 2009, le gouvernement chilien a passé un accord avec une entreprise malaise de télécommunications pour « illuminer » toutes les zones rurales du pays avec un accès Internet sans fil en technologie WiMAX12 . L'objectif était de fournir un internet gratuit à trois millions de gens et de réduire la fracture numérique. Cependant les 13,4% de la population vivant à la campagne ne connaissent que très peu Internet et les ordinateurs. Ce que cet exemple nous montre, c'est que l'accès à Internet est une injonction de progrès : avec Internet, la technologie devient « illumination ». Les conséquences économiques d'une telle mise en place sont prévisibles : l'infrastructure est construite comme un service gratuit, pour devenir plus tard un service privé et payant. Cette technologie a été adoptée aveuglément comme une injonction de progrès, sans plan concret pour en faire un moteur économique, même si c'était l'intention d'origine. Le gouvernement avait vaguement envisagé de développer des initiatives éducatives. On peut comprendre qu'un Internet introduit de cette façon et dans ce contexte puisse rencontrer peu d'enthousiasme parmi les communautés locales ; au lieu d'apporter du savoir, l'infrastructure ouverte sans fil n'est plus qu'un vecteur de propagande au service du progrès... et de la pollution électromagnétique.
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